Les usages du smartphone en contexte migratoire : étude qualitative auprès d’un groupe de migrants syriens

, et

Résumés

Cette recherche exploratoire propose d’analyser la question migratoire à la lumière du numérique à partir d’une articulation entre les dimensions matérielle, symbolique et sociale. Nous avons ainsi mené une étude qualitative, enrichie de méthodes visuelles (technique de la photo-elicitation), auprès d’un groupe de quinze migrants syriens afin de questionner leurs pratiques numériques autour du smartphone. Incarnant une dimension spirituelle, cet outil ne se présente plus comme une gratification conjuguée à leur trajectoire migratoire, mais il devient un objet de survie, d’espoir, de délivrance et de solidarité.
This exploratory research proposes to analyze the migratory question in the light of the digital from an articulation between the material, symbolic and social dimensions. We conducted a qualitative study, enriched with visual methods (photo-elicitation technic), with a group of fifteen Syrian migrants to question their digital practices around the smartphone. Embodying a spiritual dimension, this tool no longer presents itself as a gratification combined with their migratory trajectory, but becomes an object of survival, hope, deliverance and solidarity.

Texte intégral
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Introduction

« Ils ont tous un smartphone », cette phrase à propos des migrants syriens -relayée dans le discours social et médiatique- ainsi que les photos où on les voit en train de charger leur téléphone, pianoter fiévreusement dessus, se prendre en selfie …, nous questionnent sur les nouvelles pratiques migratoires du XXIème siècle. L’essor des technologies de l’information et de la communication induit des évolutions dans l’expérience migratoire.

Dire que ces outils permettent aux migrants de rester en contact avec leurs proches est un euphémisme. Aujourd’hui les technologies numériques -dont notamment le téléphone mobile- sont des dispositifs vitaux dans le parcours des migrants. Le smartphone et les applications numériques (WhatsApp, Viber, Skype, GPS, Facebook …) ne jouent pas uniquement le rôle d’outils d’information et de communication dans le processus migratoire des réfugiés syriens, mais semblent devenir désormais un véritable kit de survie (Diminescu, 2016).

Cette recherche exploratoire menée auprès d’un groupe de migrants syriens propose d’analyser la question migratoire à la lumière du numérique à partir d’une articulation entre les dimensions matérielle, symbolique et sociale. Des études récentes (Ibid.) montrent que le migrant du XXIème siècle livre jour après jour, sur les différentes applications en ligne (blog, Facebook, Instagram, WhatsApp, Youtube, Periscope …), des témoignages, des photos, des vidéos illustrant son parcours ; ce qui constitue autant de sources d’information pour les candidats au départ. Ces éléments suscitent notre intérêt pour approfondir les connaissances portant sur les pratiques des migrants connectés en partant à leur rencontre.

Le choix de la population a été guidé par certains éléments. Nous avons choisi de mener notre enquête auprès de ressortissants syriens qui ont fui leur pays à la suite de l’escalade de la guerre civile. Nous nous intéressons aux usages du smartphone en contexte migratoire, les enquêtés potentiels devraient ainsi être équipés de cet outil. Ils devraient également être usagers d’applications numériques mobiles.

Des images de migrants syriens en train de charger leurs téléphones, d’utiliser Facebook ou encore Google Maps pendant leur périple ont fait le tour du monde depuis la « crise des réfugiés » de 2015 (Diminescu, op.cit.). Ces photos ont incrusté la figure du migrant connecté et entrainé une prise de conscience de l’importance vitale des technologies numériques (le téléphone mobile en particulier) pour les Syriens.

A travers l’étude des usages du téléphone portable du migrant syrien, nous cherchons à analyser ses pratiques migratoires numériques. Nous questionnons les pratiques dans la mesure où celles-ci recouvrent non seulement l’utilisation des techniques mais aussi les comportements, les attitudes et les représentations inhérentes à l’emploi de ces dispositifs (Jouët, 1993). Nous avons fait le choix d’une démarche qui vise à comprendre les pratiques  du migrant numericus autour du téléphone mobile : En quoi consistent-elles ? Quelles significations revêtent-elles ? Quel rôle jouent les dispositifs et les espaces numériques dans l’expérience migratoire du migrant syrien ?

Pour appréhender les éléments que soulève notre problématique, nous avons mené une étude qualitative. C’est au moyen de méthodes visuelles, notamment la technique de la photo-elicitation, que nous avons mené des entretiens approfondis auprès d’un groupe de migrants syriens en France. La photo-elicitation est basée sur l’idée d’insérer une ou des photographies dans un entretien de recherche (Harper, 2002). Cette méthode permet de récolter des données qualitativement différentes des données issues des entretiens verbaux (Ibid.). L’usage de l’image photographique, facilitant la communication et le partage de la compréhension entre l’interviewer et l’interviewé, permet une co-construction de l’objet de recherche dans une interaction triadique entre chercheur–photographie–participant (Pink, 2007). Afin de questionner nos interlocuteurs sur leurs pratiques, nous avons accompagné les questions de photos : certaines illustrent un groupe de migrants syriens en train de charger leur téléphone mobile dans des camps de réfugiés et d’autres montrent des hommes et des femmes en train de se prendre en selfie à leur arrivée sur les côtes.

Lors de la phase exploratoire, nous avons réussi à rentrer en contact avec une trentaine de migrants syriens. Mais ces derniers étaient méfiants vis-à-vis de notre étude et certains ont refusé de manière catégorique de nous accorder un entretien. Les relances multiples expliquant le caractère scientifique de notre recherche[1]Nous avons expliqué aux Syriens rencontrés notre statut de chercheur et … Suite... et le recours à la méthode dite de « proche en proche » (Blanchet et Gotman, 1992) nous ont permis de constituer notre corpus de migrants. Quinze personnes dont sept femmes et huit hommes, ayant entre vingt-deux et soixante ans, ont accepté finalement de répondre à nos questions[2]Nous avons sollicité 34 personnes et seulement 15 d’entre elles ont … Suite.... Les entretiens, qui ont duré en moyenne cinquante minutes, ont été réalisés en Nouvelle-Aquitaine et Bourgogne-Franche-Comté.

Par ailleurs, nous avons utilisé le critère de « saturation » comme critère d’arrêt (Guest et al., 2006). Etant donné que les derniers entretiens réalisés n’ont pas apporté de nouveaux éléments, et face aux difficultés rencontrées, nous nous sommes contentés de cet échantillon. Contrairement aux études quantitatives qui cherchent une signification statistique, les enquêtes qualitatives emploient des échantillons restreints où des personnes sont interrogées en profondeur dans leur contexte de vie (Huberman et Miles, 1991). L’approche adoptée ne vise pas ainsi la représentativité et ne permet pas de généraliser les constats et les résultats de cette recherche.

Les récits recueillis (pages de transcriptions intégrales d’entretiens) ont fait l’objet d’une analyse de contenu (Bardin, 2013). La présentation des résultats s’articulera autour de trois parties. Ces dernières s’appuient sur les thématiques révélées au fil des verbalisations des sujets interrogés et sur un corpus de références théoriques pluridisciplinaire (sociologie, psychologie, anthropologie, sociologie de la photographie, sciences de l’information et de la communication,) soulignant le lien entre technologies numériques et champ migratoire.

Des migrants connectés 

L’essor des nouvelles technologies et leurs répercussions sur la mobilité ont amené ces dernières décennies les sociologues, anthropologues et géographes à envisager la migration dans une perspective transnationale (Glick-Schiller et al., 1992). Dans le champ migratoire, le transnationalisme désigne « l’ensemble des processus par lesquels les immigrés tissent et entretiennent des relations sociales de nature multiple reliant leurs sociétés d’origine et d’accueil. Nous appelons ces processus transnationalisme pour insister sur le fait que, de nos jours, beaucoup d’immigrés construisent des espaces sociaux qui traversent les frontières géographiques, culturelles et politiques » (Op.cit., p. 6). Les échanges et les interactions numériques de part et d’autre des frontières deviennent un aspect caractéristique des activités des migrants qui établissement des liens entre ici et là-bas grâce aux TIC. Ces dernières engendrent des pratiques communicationnelles mobiles et multiples à l’image de l’immigré/migrant connecté. En permettant de maintenir un lien quasi-permanent avec le pays d’origine, ces outils ancrent désormais l’expérience migratoire dans une logique de continuité. Notre étude de terrain confirme cette tendance et montre que l’usage du téléphone mobile et des applications qui lui sont associées (Skype, Messenger, WhatsApp, Viber…) contribuent à la construction d’une coprésence :

« Une partie de moi est restée en Syrie et pour garder cette partie, j’ai le smartphone […] J’ai besoin d’avoir de leurs nouvelles tous les jours, ça me permet de garder espoir, cela me donne du réconfort » (Mayada) ;

« Mon cœur est avec les miens là-bas en Syrie, j’ai besoin d’être avec eux, le téléphone me sert à ça ! Heureusement qu’on a toutes ces applications pour se voir et se parler, ça nous permet d’avoir le sentiment qu’on est avec eux » (Bilal)[3]Afin de préserver l’anonymat des personnes interrogées tous les … Suite....

Les techniques actuelles de l’humanisme numérique ont permis le passage de la fixité vers la mobilité ; le numérique s’est transformé d’une technique de calcul en une plate-forme de sociabilité, de créativité et d’échange (Douiehi, 2011). Dans le cadre de notre étude, le smartphone incarne cette idée d’espace de sociabilité mobile. Son usage dépasse les fins communicationnelles et informationnelles et engendre une modification des relations sociales en contexte migratoire. Les technologies mobiles permettent aux syriens rencontrés de diminuer la sensation de rupture ; elles jouent le rôle d’un « cordon ombilical » qui renforce une « culture du lien » (Diminescu, 2005) et transforme les « absents en présents » (Macilotti, 2015). Le parcours migratoire de nos interlocuteurs se caractérise en effet par un besoin intense de rester connectés à leurs proches. Le téléphone mobile représente ainsi un « messager » qui rassure par des appels, des SMS ou des photos. Ces pratiques communicationnelles font émerger de nouvelles formes du vivre ensemble à travers les frontières. Elles permettent, selon nos interlocuteurs de rendre leur quotidien moins angoissant et de garder le moral face à un avenir incertain.

Le smartphone et les usages qu’il permet deviennent pour les migrants rencontrés une sorte de subsistance pour l’âme ; ils parlent en effet de nourriture « mentale », « sociale » et « spirituelle ». En se référant aux idées de Marshall McLuhan ou encore à celles d’André Leroi-Gourhan nous pouvons dire que les outils numériques constituent aujourd’hui un prolongement de notre corps. Dans le cas de cette étude, le sens que donnent nos interlocuteurs à leurs téléphones mobiles, va au-delà de cette conception. Le smartphone fait désormais partie intégrante d’eux, il constitue un prolongement d’une vie au sens existentiel même du terme :

« Je n’ai pas de vie ici, le téléphone me permet de garder le lien avec une vie antérieure que j’ai laissée malgré moi » (Mayssa) ;

« Pour moi il ne s’agit pas juste d’un objet de communication, c’est ce qui me permet de continuer à vivre dans le passé en quelque sorte, de garder un lien avec une vie que je ne retrouverai peut-être jamais » (Ghassan).

Les pratiques communicationnelles du migrant numericus revêtent ainsi une signification symbolique articulée à la dimension matérielle et sociale de leurs usages numériques. Incarnant une dimension quasi-spirituelle, le téléphone mobile ne se présente plus comme un simple outil de gratification intégré au processus migratoire, il devient un objet de survie, d’espoir et de délivrance.

Utilisé avant le départ, pendant le transit et à l’arrivée, le smartphone constitue désormais un nouvel écosystème dans la vie du migrant (Fortunati et al., 2012). Ce dernier, en quittant son pays,  entre dans le cadre de ce que Carleen Maitland, de l’université de Penn State, appelle un « no man’s land informatif » ; cela signifie qu’il est perdu, il ne sait pas où aller et comment procéder ; le smartphone joue dans ce cas le rôle d’un « guide » qui permet de l’orienter (The Economist, 2017)[4] … Suite.... Le téléphone mobile incarne désormais un « objet-sauveur » (Amri, 2009). Il représente pour nos interlocuteurs « un allié », « un compagnon de route », « une boussole » ou encore « une bouée de secours » leur permettant de sortir indemnes de ce qu’ils nomment « le voyage de la mort ». Les propos suivants sont révélateurs de cela :

« Le téléphone mobile est très important, si on est exposé au danger dans le large on peut contacter les gardes-côtes, il faut dire que ta vie en dépend, il peut te sauver la vie, […]. Il est devenu un objet vital pour nous » (Najib) ;

« Pour beaucoup d’entre nous le smartphone représente une connexion avec le monde, surtout quand on est seul au milieu de nulle part. Cet objet a sauvé des personnes avec un signal, un appel ! […] on en prend soin, on le protège de l’eau pendant la traversée […]. C’est un moyen de survie ! » (Saad).

Les propos recueillis montrent également que l’usage du smartphone est profondément ancré dans la culture numérique de nos interlocuteurs et ce antérieurement à l’expérience migratoire proprement dite. Depuis leur arrivée en France, les applications numériques utilisées via le téléphone mobile s’imposent plus que jamais dans leur quotidien, tout en transformant le lien avec les proches. Il s’agit désormais d’une manière de vivre ensemble à distance et d’être visible sur les espaces numériques afin de s’entraider, d’informer et de rester informer.

Solidarité numérique au cœur de la migration

La question de la solidarité dans le champ migratoire a fait l’objet de plusieurs études et enquêtes de terrain. Dans son ouvrage Ceux qui passent, la journaliste Haydée Sabéran (2012) décrit le tableau sombre des « vies suspendues » des migrants qui passent par Sangatte dans l’espoir de rejoindre l’Angleterre. Elle analyse la solidarité qui lie les migrants entre eux mais également l’aide que leur apportent certains habitants du Nord-Pas de Calais et ce au mépris de ce que l’on nomme le « délit de solidarité » conduisant à des poursuites ou des condamnations.

L’enquête Trajectoires et origines de l’Ined[5]Institut national d’études démographiques. montre que 42 % des immigrés d’Afrique subsaharienne, du Maghreb et de Turquie qui vivent concentrés dans des quartiers précarisés, s’entraident sur différentes échelles : administratives, éducatives voir même pour les tâches ménagères (Beauchemin et al., 2016). Comme le souligne Manuel Boucher (2007) « la solidarité communautaire a une grande inventivité culturelle » et celles-ci se créent dans les différentes sphères d’intégration des migrants du territoire français.

Dans le cade de notre étude, la solidarité entre les migrants rencontrés est présente dans les interactions personnelles mais dénote un niveau particulier à l’échelle numérique. Le lien devenu numérique, remodèle les interactions sociales et le nouveau territoire urbain qu’ils s’approprient. Vinsonneau (2002) remarque que « l’importante affirmation des relations conviviales dans la proximité spatiale s’accompagne aussi d’un sentiment d’isolement ». Les dynamiques de solidarité développées ici visent à pallier ce sentiment ; elles engendrent un lien étroit avec le « prochain » qui vit les mêmes « galères » ou qui se pose les mêmes questions. Les migrants mettent en place des réseaux d’entraide, se donnent des conseils et s’échangent des renseignements sur les différentes plateformes accessibles via leur téléphone mobile.

Plusieurs applications numériques pour smartphone destinées aux migrants ont été développées afin de leur apporter aide et solidarité Ces outils, répertoriés sur le site appsforrefugees.com, offrent une large gamme d’assistance, des logiciels d’apprentissage des langues et de traduction, ainsi que des plateformes permettant aux migrants de rentrer en contact les uns avec les autres ou avec des individus disposés à leur apporter de l’aide (nourriture, logement …). Parmi ces dispositifs, citons : Ghorbetna (notre exil), RefAid, ou encore Id wahda (une seule main) crée par Rachid Khayat[6]Ingénieur d’origine syrienne résident en France. :

« Il y a des sites pour ça, il y en a même qui ont été faits par des Syriens d’ici pour nous aider. Il y a des sites pour aider les Syriens dans leurs démarches » (Nabil) ;

« Il y a plusieurs sites pour apprendre le français c’est primordial, ça nous aide je me connecte parfois via mon téléphone sur France 24, ils ont mis en place des sites pour apprendre le français. Je connais plein de Syriens qui apprennent via des sites, donc parmi les premières applications qu’on utilise bien sûr la traduction, puis les sites d’apprentissage de la langue » (Mayada).

Les usages numériques des migrants syriens rencontrés ne nous donnent pas uniquement une idée sur comment une ou plusieurs technologies sont appropriées et domestiquées en situation de guerre ou d’exode. Au-delà du déterminisme numérique, ces usages renvoient à l’appartenance à un groupe historiquement constitué et marqué par plusieurs conflits et crises.

L’appartenance culturelle « résulte d’un ensemble de processus complexes, parmi lequel la décision, le choix collectif et individuel interviennent » (Vinsonneau, op.cit.). Or, il faut ajouter que l’appartenance devient de plus en plus significative car la solidarité et l’entraide, donnent lieu à un espace informationnel et communicationnel de partage. Le fait d’expliquer comment trouver un bateau, quels sites consulter pour trouver la meilleure démarche à suivre, quel traducteur utiliser… engage le dialogue, l’échange et la responsabilité d’un discours partagé.

La communauté des migrants syriens est construite sur la base de réseaux d’entraide. La problématique de l’alliance sociale reste importante dans cette recherche. Le changement culturel, le processus d’intégration au système français et notamment le côté communicatif, dessinent un nouveau modèle de communication « subjective ». Nathalie Chouchan nous fait part de quelques réflexions concernant l’ampleur des « transformations qui découlent de l’accessibilité en ligne de multiples ressources et données, ainsi que l’émergence incessante de nouvelles pratiques et de nouveaux usages » (Chouchan, 2015). Ces aspects sont perceptibles dans leur propre mutation brusque et révèlent un nouvel enjeu : l’hyper production de la communication.

En premier lieu, nous remarquons l’importance du numérique avec une orientation culturelle bien marquée. Cette orientation n’envisage pas le passé comme une explication du présent mais plutôt comme une nouvelle réorientation du vécu migratoire. Dans ce sens, Saad, l’un de nos enquêtés, nous livre le témoignage suivant : « Tu as envie d’en parler, de te soulager et de soulager ceux qui s’inquiètent pour nous, tu as envie d’en parler avec tes proches…leur envoyer une preuve, tu te prends en photo, c’est la preuve que tu es encore en vie…un simple coup de fil pour un grand soulagement ».

Auparavant, cette dynamique de production et de transformation culturelle était figée. Nous soulignons une certaine opposition entre la vie d’avant, considérée comme « tranquille », et la vie d’aujourd’hui perçue comme « agitée ». La compréhension essentialiste de leur « ancienne » identité est perçue comme un lieu statique avec un regard de sûreté « je me sens sûr de qui j’étais avant ». Il s’agit d’une pensée conflictuelle qui comprenait la réalité de manière presque dichotomique où la communication était plus directe et authentique. C’est une autre forme de communication qui émerge. Il s’agit là pour les migrants syriens d’une nouvelle complicité vécue avec leurs proches et retracée aujourd’hui par l’utilisation du téléphone mobile :

« Pour quelqu’un qui vient de quitter son pays, son monde parce que c’est de ça dont il s’agit on ne quitte pas uniquement un lieu, on quitte un monde pour un autre qui est inconnu, c’est dur tu sais ! Pour quelqu’un qui a quitté son pays il a besoin, c’est primordial, il a besoin d’un moyen pour contacter le monde qu’il a laissé derrière lui, le téléphone c’est le seul lien qu’il lui reste, le seul objet qui symbolise ce lien, le seul objet qui garde ce lien » (Mayada).

En deuxième lieu, nous soulevons la puissance du discours et le contenu des messages émis. Ces messages compris comme des vérités à diffuser, ne prennent pasn compte les aspects communicatifs et culturels. Ils construisent de nouvelles relations, de nouveaux dialogues, de nouvelles formes d’imaginaires et de représentations différentes de la réalité. Nous nous référons ici à l’étroite relation entre le fond et la forme, entre la raison et la créativité. Envoyer une photo, un texto ou une information doit se faire rapidement. Là, l’émetteur est responsable d’une information très importante qui lui permettra de se libérer d’une lourde charge mentale : celle de quitter la patrie. La communication des migrants syriens est souvent réduite à des formats normatifs qui riment souvent avec la recherche de la rapidité et le soulagement dans la communication. A cela s’ajoute une compréhension mécanique du changement, compris comme l’émergence d’une conscience sociale auprès des proches. La naissance d’une nouvelle vision critique de ces usages valorise l’innovation dans les formes de communication subjective. Informer, revendiquer, rester en contact deviennent des finalités dans les usages du numérique. Il n’y a pas d’émancipation par la créativité ou par la « production » numérique…mais des perspectives d’empowerment par l’usage du numérique. La question de « pouvoir » agir par la communication devient essentielle :

 « Le plus important c’est de pouvoir garder le lien avec les proches que nous avons laissés ! Le téléphone a un rôle essentiel pour nous […]. Moralement c’est important pour eux et pour nous […]. Ça nous permet aussi de leur donner des « tuyaux », des informations, de les aider en quelque sorte » (Mounir) ;

« Ça nous permet une certaine continuité avec tout, pour pouvoir dire : ils sont là, ils sont encore vivants. C’est rassurant pour nous et pour eux […]. On n’est plus là-bas, c’est important de rester solidaire, de dire on peut faire quelque chose, même si on se sent impuissant, […] ce lien qu’on essaye de garder apporte beaucoup » (Nahed).

Les nouvelles formes de communication des migrants syriens reflètent leurs représentations du numérique. Leur communication est inscrite dans un discours écrit, oral ou audiovisuel et elle acquiert une valeur sociale déterminée, notamment dans leur pays d’origine. On peut comprendre ces usages numériques comme des objets produits dans un certain but, par un ou plusieurs migrants, pour un ou plusieurs récepteurs. Ces messages rentrent dans un processus évolutif, avec différentes étapes de progression (organisation, structuration et codification) inscrites dans un cadre spatio-temporel très particulier (Vacaflor, 2010). Ces messages purement intuitifs ont une grande détermination individuelle avec certaines caractéristiques : ils ne se présentent pas comme une force coercitive, qui réprime, mais comme un pouvoir qui traverse, induit le plaisir, forme le savoir et produit le discours (Foucault, 1991).

Cela étant, qu’en est-il maintenant des usages spécifiques de la photographie dans les smartphones des migrants syriens rencontrés ? Quelles sont les fonctions, dimensions et contextes de partage des photophones chez la population étudiée ?

Le smartphone comme réservoir de photos-souvenirs

Plusieurs études en sciences humaines soulignent la force représentationnelle de la photographie face à la complexité de la vie sociale et par rapport à l’inadaptation de l’écriture, qu’elle soit journalistique ou scientifique, l’une privilégiant une description trop arbitraire, l’autre, analytique, intellectualisante et assez schématisante. Certainement, la photographie a une capacité inouïe à « enregistrer la réalité et, en particulier, à attirer l’attention sur des détails, dans la mesure où elle constitue un meilleur effet de rupture pour l’œil que l’image filmique » (Piette, 2007).

Pour les Syriens enquêtés, le smartphone a une place centrale dans leur vie grâce à ses potentiels et promesses photographiques. Le smartphone incarne pour eux plusieurs fonctions existentielles. Il est là pour les secourir, les connecter avec le monde, leur indiquer le chemin juste dans le nulle-part du « voyage de la mort ». C’est également un moyen de survie, une source de soulagement et un réservoir énorme de souvenirs.

Si la plupart des familles conservent des traces de leur passé sous forme de photos qu’en est-il des migrants syriens enquêtés ? Quelles sont les dimensions extra-photographiques des souvenirs stockés dans leurs smartphones ? Au-delà de la poétique relationnelle des photophones, qu’est-ce qu’ils cherchent à raconter, exprimer et intérioriser ?

Les photophones constituent selon nos interlocuteurs des traces du passé qui permettent avant tout de résister à l’oubli, c’est-à-dire de symboliser les liens à la patrie quittée par-delà la mort (Favart, 2001) et les douleurs de séparation. En ce sens, nous pouvons dire que le parcours des migrants syriens, est celui « de la conquête de la visibilité politique et historique, à partir du vide créé par [leur] exode » (Latte Abdallah, 2007), et cette visibilité est permise par de nombreux moyens de communication comme la photographie.

Nous pourrions ajouter que les photophones des Syriens enquêtés ne sont pas uniquement une capture de moments précis dans un parcours migratoire, mais ils apparaissent « épistémologiquement comme une véritable catégorie de pensée et un mode de connaissance spécifique entretenant une relation tout aussi spécifique aux choses, nettement différent d’autres modes de communication » telles la prose, la poésie, la sculpture et la peinture (Piette, 2007). Les photophones jouent un rôle capital dans la conservation de la mémoire collective de toute une nation, à tel point que la majorité des enquêtés avouent que toutes ces photophones parlent d’elles-mêmes, sans commentateurs et au-delà des éventuels textes ou éléments sonores qui pourraient les accompagner.

Dans ce sens, ces photophones ont une puissance évocatrice par excellence : « Pour créer des liens avec l’autre, on montre les photos de la Syrie, de notre maison là-bas et de ce qui reste de cette maison. On regarde aussi ces photos, ces photos c’est toute une vie, nous sommes nostalgiques, les photos c’est tout ce qui nous reste, des photos d’une vie qu’on ne retrouvera peut-être jamais ! » (Samir). En lisant minutieusement ce témoignage, nous nous rendons compte que les photophones des migrants syriens ne renvoient pas seulement à des morceaux-souvenirs de leur vie et de leur trajectoire migratoire, mais elles ont une capacité à tisser du lien social en ce qu’elles sont le signe d’une appartenance à un groupe (Bourdieu, 1965). Elles représentent une surface d’inscription, où l’on peut trouver les traces d’une vie commune. Elles donnent à voir, au-delà de la modélisation dominante d’un type de communauté, le schème (Pierron, 2010) sans lequel il n’y a pas d’appartenance identitaire : le principe unificateur.

Ces photophones exhibent aussi le principe grâce auquel un rassemblement indifférencié devient une assemblée concitoyenne. Ce principe est celui du lien patriotique, d’une identité éclatée en images dans et par laquelle chaque réfugié apprend à se reconnaître dans un lignage pour faire entendre sa voix au monde. Par conséquent, ces photophones ont un caractère solennel car elles renvoient une image idéale du groupe tel qu’il entend se représenter et tel qu’il souhaite archiver sa vie avant, pendant et après la guerre.

Poser un regard méditatif sur les photophones des migrants syriens devient, alors, le synonyme de plusieurs questions à formuler sur comment, au moyen de la photo, l’on peut dépasser le classique arrêt sur image pour chercher à exprimer un autre besoin existentiel : l’interprétation de soi dans la mesure où l’on quitte la question de la représentation de la réalité pour porter son attention à un autre impératif, celui de sa symbolisation : « Ma femme est restée là-bas [en Syrie]…quand il ne te reste que des photos pour que les souvenirs ne se transforment pas en mirages, alors, oui tu comprends à quel point cet objet [le  smartphone] a une place primordiale dans nos vies… » (Samir).

De surcroit, dans le cas des migrants syriens rencontrés, l’acte photographique, que l’on peut entendre de manière réductrice comme le fait de capturer une photo, s’envole vers un autre univers de significations. Désormais les migrants prennent des photos de leur vie et les conservent dans l’espace-mémoire de leurs smartphones pour exprimer plusieurs choses : résister à la mort, porter le devoir de la mémoire, dire qu’on ne cherche pas uniquement des instants dignes d’être photographiés ou à capturer du tout-venant, mais plutôt à être des ambassadeurs et porte-paroles de la crise des réfugiés syriens.

Là, on s’aperçoit qu’en plus de leur double poétique mémorielle et relationnelle, les photophones de nos enquêtés traduisent une manière d’être ensemble, d’éprouver des sentiments en commun, des émotions, de l’empathie par exemple, particulièrement lorsqu’il s’agit de les montrer aux autres pour qu’ils soient eux-mêmes témoins des épisodes tragiques du parcours migratoire des Syriens. En plus, ces photophones ont une dimension politique et ce dans le sens militant du terme : « Il y a même des Syriens qui filment la traversée et cela pour faire passer un message » (Mounir).

Conclusion

Le smartphone, parce qu’il représente un objet « spirituel », d’espoir et de survie pour les migrants syriens enquêtés, constitue un véritable support d’accompagnement émotionnel et d’expression identitaire. Il est, par ailleurs, un réservoir de photos souvenirs capturées avant, pendant et après le « voyage de la mort ». Ces photophones ont une puissance évocatrice et émotionnelle dans la mesure où elles exhibent le principe du lien patriotique, d’une identité éclatée en images dans et par laquelle chaque migrant apprend à mettre « son soi » en scène pour essayer de faire passer un message au monde.

Dans le panorama ouvert et multidimensionnel de la communication mobile, le smartphone devient un outil surinvesti de sens au sein du parcours migratoire ; d’où l’intérêt d’étudier en profondeur ses fonctions et usages extra-téléphoniques. Les pratiques numériques de nos interlocuteurs montrent que nous sommes loin d’une vision techno-centrée des outils de communication. Ces pratiques renvoient, en effet, à un système de valeurs qui devient, lui-même, plus important que la dimension phatique d’un simple dispositif numérique. Notre étude de terrain nous a permis de prendre conscience de l’importance de ce système de valeurs véhiculées par les outils numériques des migrants syriens, le smartphone en particulier.

Références

Références
- 1 Nous avons expliqué aux Syriens rencontrés notre statut de chercheur et en quoi consiste notre travail de recherche. Afin de les rassurer nous avons également souligné que leurs propos resteront anonymes.
- 2 Nous avons sollicité 34 personnes et seulement 15 d’entre elles ont accepté de nous accorder un entretien.
- 3 Afin de préserver l’anonymat des personnes interrogées tous les prénoms ont été modifiés. 
- 4 https://www.economist.com/news/international/21716637-technology-has-made-migrating-europe-easier-over-time-it-will-also-make-migration
- 5 Institut national d’études démographiques.
- 6 Ingénieur d’origine syrienne résident en France.


Références bibliographiques

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Pour citer cet article

, et , "Les usages du smartphone en contexte migratoire : étude qualitative auprès d’un groupe de migrants syriens", REFSICOM [en ligne], Médias et migration/immigration : représentations, communautés et réseaux numériques, mis en ligne le 30 décembre 2019, consulté le mardi 19 mars 2024. URL: http://www.refsicom.org/660


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